CHAPITRE VI

 

 

Les deux chevaliers se faisaient face au milieu du champ clos. Revêtus de leurs grandes armures, armés l’un d’une épée, l’autre d’un fléau, ils semblaient prêts à disputer quelque jugement des Dieux, afin de venger une question d’honneur. Mais pas un archer ne se tenait prêt à abattre celui des combattants qui commettrait une lâcheté, et un seul spectateur observait la scène. Lui portait un habit d’apparat, sur une cotte de mailles légère. C’était un homme d’une cinquantaine d’années. Sa constitution encore solide laissait supposer qu’il avait été un valeureux combattant mais désormais, ses traits placides révélaient l’homme tranquille, n’aspirant plus qu’au repos. La vie de cour et ses trépidations ne convenaient guère au baron Farnn ; sans l’insistance de sa femme, il fût volontiers retourné s’enfermer dans ses terres, à la lisière de la contrée du miroir. Il songeait parfois à le faire malgré tout, dût-il s’exiler seul. Ainsi Auriana pourrait le tromper tout à son aise, sans qu’il lui fût nécessaire de fermer les yeux. Il y avait longtemps que la fidélité de la baronne ne lui laissait plus d’illusions. Qu’elle s’amuse ! songeait-il souvent. Pour lui, l’amour et la guerre avaient conjointement perdu leurs charmes. Seuls ses chiens de chasse lui apportaient encore quelque plaisir, ainsi tout de même que les prouesses du jeune chevalier qu’était devenu Jorlond, son fils. Il ne manquait jamais, comme aujourd’hui, de venir le voir mener un combat courtois.

Cette fois, pourtant, Farnn craignait que l’issue de la rencontre ne fût décidée d’avance. En effet, le chevalier à l’épée qui faisait face à Jorlond n’était autre que Ghénarys. Ce n’était pas la première fois qu’ils se rencontraient sur le champ clos et, bien que Jorlond fît de jour en jour d’immenses progrès, il n’avait jamais réussi à battre le vieux chevalier.

Mais celui-ci avait une telle sympathie pour son élève qu’un jour, à l’occasion d’un tournois réunissant tous les seigneurs de la contrée, il avait feint une maladie et n’avait pas combattu. Ce jour-là, Jorlond avait gagné et chacun s’accordait désormais à lui reconnaître le titre de deuxième chevalier du royaume. Mais vaincre Ghénarys...

Effectivement ce nouvel affrontement ne dura guère plus de deux minutes. Au bout d’une dizaine de passes inoffensives, le vieux chevalier trouva le défaut de la garde de Jorlond et le força dès lors à reculer, assenant coup après coup sur son écu. Pas une seule fois les pointes du fléau d’armes ne vinrent érafler l’armure de Ghénarys. Une attaque plus puissante que les autres déséquilibra Jorlond. Emporté par le poids de son armure, il tombe en arrière et atterrit sur le dos, dans un grand fracas métallique.

Farnn se leva, craignant un instant que son fils ne fût blessé, mais l’éclat de rire de celui-ci vint promptement le rassurer. Ghénarys tendit la main à son adversaire et l’aida à se relever.

— Décidément, chevalier, vous devez être ensorcelé ! s’exclama le jeune homme, en enlevant son heaume.

Son visage franc et souriant était encadré de longs cheveux couleur d’émeraude, une teinte constituant sans doute le seul don que lui eût jamais fait sa mère. Après avoir été un gamin prétentieux, méchant, puis un adolescent plutôt niais, Jorlond s’était transformé du tout au tout pour devenir un homme plein de charme et de dignité. La raison de ce changement, une seule personne au monde la connaissait, en dehors de lui-même, et elle avait été bannie onze ans auparavant ; pour ce qu’on en savait, elle pouvait être morte...

— Vous battez le fils après avoir battu le père, Ghénarys, remarqua Farnn en s’approchant.

Il faisait allusion à un lointain tournois qui les avait jadis vus face à face. En son temps, le baron avait lui aussi passé pour le second chevalier du royaume. Ghénarys releva la visière de son heaume et salua son vieux compagnon de batailles.

— La différence, Farnn, dit-il ; c’est que votre fils me battra un jour. Il est encore jeune et mon temps touche à sa fin...

— Puissiez-vous encore rester le premier pendant de longues années ! s’exclama Jorlond. C’est un honneur d’être vaincu par vous !

Ghénarys serra vivement la main du jeune homme, le regardant comme s’il eût été son propre fils. Un instant le silence s’installa entre les trois hommes. En ces occasions se disaient toujours un grand nombre de choses jamais prononcées.

Enfin, Ghénarys retrouva son sourire.

— Il y a bal au château, ce soir, dit-il. Je crois savoir que le vin nouveau est arrivé hier. Si nous allions le goûter, messieurs ?

— Par les Dieux, voilà une idée qui me plaît ! approuva Farnn. Si nous sommes ivres, on ne nous forcera peut-être pas à danser...

 

La chambre d’Auriana était l’une des plus vastes et des plus richement meublées du château. Insatisfaite de la sévère décoration qu’elle y avait trouvée en en prenant possession, la baronne s’était assuré les services des plus grands orfèvres, ébénistes et tisserands du royaume pour plusieurs saisons, puisant à son aise dans la cassette royale afin de les rétribuer. Elle en avait le pouvoir : n’était-elle pas maîtresse de cérémonie de la cour ?

Assise à sa coiffeuse, Auriana achevait de se maquiller en prévision du bal qui commencerait moins d’une heure plus tard. Elle n’avait jamais laissé à une servante le soin de s’occuper de sa beauté. Et ce soir entre tous elle avait besoin d’être parfaite. Ce soir elle allait livrer sa première grande bataille pour la couronne.

Souriant à son reflet dans la glace, elle enduisit ses lèvres d’un vernis de couleur identique à celle de sa chevelure sombre ; l’éclat de ses yeux mauves n’en était que plus fort, au sein du visage vert pâle.

— Miroir, miroir, dit-elle par jeu. Dis-moi qui est la plus belle Dame du royaume !

Bien entendu le miroir ne répondit pas. Ce n’était qu’un miroir, mais l’eût-il pu qu’Auriana n’eût peut-être pas apprécié sa réponse. Sans doute était-ce le lot de sa famille, sur le pré comme dans les alcôves, de n’être que des éternels seconds. Mais cette pensée ne la traversa pas un instant. Ayant apposé une dernière touche à la vivante œuvre d’art qu’elle avait faite d’elle-même, elle appela ses suivantes pour qu’elles viennent l’habiller.

 

Quelques heures avant le coucher du soleil, il n’y avait déjà plus une place de libre dans les écuries du château : comme toujours, Auriana avait lancé des invitations à tous les chevaliers, tous les barons de la contrée du miroir et, si tous n’avaient pu venir, la plupart étaient là : on connaissait le faste des réceptions données au château du roi. Chaque fois, on y voyait quelque chose d’inoubliable.

Lorsque Turgoth y pénétra, la salle de bal était envahie par seigneurs et gentes Dames dont la conversation, sous l’aiguillon du vin qui coulait à flots, abandonnait de plus en plus les jeux de la guerre pour se tourner vers les aventures galantes.

— Le roi ! annonça un valet faisant claquer sa hallebarde sur les dalles brillantes.

Le brouhaha s’interrompit d’un coup et chacun s’empressa de saluer le souverain. Celui-ci esquissa un vague sourire protocolaire ; il n’avait jamais été particulièrement friand de telles réjouissances, s’y sentait peu à son aise. La période qui avait suivi le départ de sa fille et précédé l’avènement d’Auriana avait été l’une des plus austères qu’eût connues le château.

Turgoth se dirigea vers le trône qu’on avait fait installer au bout de la salle de bal. Il y prit place avec la ferme intention de ne pas en bouger de toute la soirée.

A l’autre bout de la pièce, installés sur une estrade, plusieurs troubadours, porteurs de harpes et de flûtes, attendaient le bon vouloir du roi. Celui-ci chercha des yeux le conseiller Hormund et, l’ayant trouvé, lui fit signe de le rejoindre.

— Sire ? s’informa le vieil homme en s’inclinant.

— Pourquoi les troubadours ne commencent-ils pas à jouer ? Tous mes loyaux sujets qui restent plantés comme des piquets et ne cessent de m’observer semblent se le demander également.

— Nous attendons la baronne Auriana, Sire, répondit Hormund. Elle a tout organisé. C’est ellequi ouvrira le bal avec le chevalier de son choix. Elle ne saurait tarder, maintenant.

— Le chevalier de son choix ? Que ne danse-t-elle avec son époux ?

Le vieil homme eut un sourire malicieux. Il désigna discrètement le baron Farnn, qui semblait fort occupé à vider coupe sur coupe, en compagnie de Ghénarys et de quelques autres.

— Farnn n’a guère le pied léger, dit-il. Voici bien longtemps qu’il ne lève plus que le coude. Oh ! je crois que voici notre belle baronne, Sire...

Effectivement, suivie de deux dames de compagnie qui portaient sa traîne, Auriana venait de faire son entrée dans la salle de bal. Un murmure d’admiration passa dans l’assistance, spécialement parmi les hommes. La baronne avait revêtu une robe d’un pourpre éclatant qui, largement décolletée, ne cachait les richesses dont, à cet endroit, l’avaient parée les Dieux, que dans les limites extrêmes de la décence.

Turgoth sentit de nouveau s’emparer de lui le désir importun qu’il avait ressenti quelques jours auparavant. Cette femme était d’une impudeur totale mais, par les Dieux, qui s’en préoccupait ?

Un sourire de triomphe aux lèvres, Auriana s’avança jusqu’au trône et s’inclina très bas devant le roi.

— Sire, dit-elle. J’espère que ce bal aura l’heur de vous plaire.

— Relevez-vous, baronne. Je suis sûr que vous avez tout préparé à la perfection, comme toujours. Je ne saurai jamais assez vous remercier pour ce que vous accomplissez dans ce château.

Auriana baissa les yeux, faussement gênée.

— Ma foi, Sire... Si j’osais, je vous demanderais une faveur...

— Parlez ! dit Turgoth. Elle vous est accordée d’avance !

La baronne releva la tête et plongea son regard dans celui du roi. Comédienne accomplie et expérimentée, elle avait longuement travaillé ses expressions, ses œillades. Celle dont elle usait à cet instant ne l’avait encore jamais déçue.

— Faites-moi l’honneur d’ouvrir le bal avec moi, Sire...

Un silence total accompagna cette demande. Turgoth sentit le sang lui monter au visage. Il n’allait tout de même pas verdir comme un jouvenceau !

— Mais... balbutia-t-il. Vous n’y songez pas, baronne. Savez-vous que je n’ai pas dansé depuis plus de vingt ans ?

Auriana força un air déçu sur son sourire enjôleur. Le moment était venu de prendre des risques.

— Mais, Sire... Vous m’aviez accordé d’avance cette faveur, n’est-ce pas ? Ne peut-on plus se fier à la parole du roi ?

Le silence s’appesantit encore. Cette fois, songeait la baronne, soit je suis bannie à tout jamais, soit je le tiens...

Turgoth se leva d’un seul bloc, souhaitant de tout son cœur que son trouble pût passer pour de la colère rentrée.

— Fort bien, baronne, dit-il. C’est vous qui l’aurez voulu.

Puis, saisissant la main délicate qui se tendait vers lui, il alla se placer au centre de la salle. Auriana fit un signe aux troubadours et la musique commença à s’élever.

 

Debout près du trône, le conseiller Hormund surveillait la scène. De nombreux couples avaient suivi l’exemple du roi et d’Auriana, si bien qu’il avait peine à entrevoir ceux-ci, mais ce qu’il voyait le satisfaisait pleinement : Turgoth souriait, rayonnait, pour la première fois depuis des temps immémoriaux. Et malgré ses gestes un peu gauches, il retrouvait une partie de la grâce du jeune homme qu’il avait été à l’époque de son mariage avec la mère de Rowena.

Explorant la salle des yeux pour guetter les réactions de la cour, Hormund avisa une vieille servante, porteuse d’un plateau. Il lui fit signe de s’approcher et la délesta d’une coupe.

— Eh bien, Angiosta ? interrogea-t-il. Que penses-tu de tout ça ?

La servante haussa les épaules.

— Auriana veut la couronne, dit-elle. Je suppose qu’elle l’aura. Ça a l’air de te faire plaisir...

Le conseiller ne s’offusqua pas de ce tutoiement. Quiconque eût entendu cette conversation n’eût pas manqué de s’étonner de la familiarité régnant entre l’un des principaux dignitaires de la cour et une simple servante.

— Ça me fait plaisir, oui. Cela nous sert. Le royaume aura son héritier.

— Et la baronne mourra ! Tu sais ce qui arrive aux reines de Fuinör qui enfantent ?

Oui, acquiesça le vieil homme. Mais cela ne sera peut-être pas nécessaire. Le jeune Jorlond, s’il est adopté, fera un héritier parfait. Il est honnête. Nous en ferons ce que nous désirerons...

Angiosta fit la moue.

— Je commence à en avoir assez de ces manipulations, avoua-t-elle. Les Dieux nous demandent beaucoup.

— C’est ta faute ! dit sèchement Hormund. Si la princesse ne t’avait pas filé entre les doigts, nous n’en serions pas là. Prends garde que je ne te soupçonne de trahison !

La servante resta muette un instant, surprise, puis éclata de rire.

Et que feras-tu ? demanda-t-elle. Tu me tueras ?

Riant toujours, elle s’éloigna du conseiller et continua sa besogne. Ironie du sort ? La première personne à laquelle elle offrit du vin fut le baron Farnn. Le verre du condamné, songea-t-elle en lui tendant humblement son plateau.

 

Si les danses que jouaient les troubadours n’introduisaient guère un contact rapproché entre les partenaires, leur lenteur les rendait par contre fort propices à la conversation. Auriana refusa obstinément de lâcher la main du roi avant la troisième danse.

— Vous vous sous-estimez, Sire, dit-elle. Vous dansez à merveille !

— C’est grâce à vous, baronne, répondit Turgoth, flatté. Votre beauté me donne l’impression d’avoir vingt ans.

Le sourire d’Auriana s’élargit, mais elle se tut. Le roi avait peine à détacher ses yeux de la gorge provocante, abondamment dévoilée. Il eût donné beaucoup pour se trouver dans la contrée de l’amour et achever le travail que la robe avait si bien commencé.

— Dites-moi, baronne..., murmura-t-il. Maintenant que j’ai accédé à votre requête, m’accorderez-vous à votre tour une faveur ?

Auriana lutta pour ne pas laisser sa respiration s’emballer. Enfin il se décidait ! Désormais la couronne était à portée de sa main. Tout dépendrait de son habileté.

— Une faveur, Sire ? demanda-t-elle. Ou bien mes faveurs ?

Turgoth avala péniblement sa salive, gêné d’être aussi bien percé à jour, alors que lui-même s’était à peine rendu compte de ce qu’il avait dit.

— La faveur... de vos faveurs... souffla-t-il.

Auriana eut un petit rire discret.

— Cela est joliment dit, Sire. J’ignorais que vous possédiez un tel talent pour le madrigal. Hélas on a dû vous induire en erreur. Je suis mariée, Sire, et en dépit de toutes les méchantes rumeurs qui courent à mon sujet, fidèle à mon époux...

Le souverain sentit un frisson glacial le parcourir.

Etait-il possible que l’attitude d’Auriana n’eût été que la manifestation d’une nature expansive ?

— Je... je vous prie de m’excuser, baronne, bredouilla-t-il. Je...

— Je n’ai jamais accompagné dans la contrée de l’amour, d’homme qui ne fût mon mari, le coupa Auriana. Et je n’ai nullement l’intention de changer de conduite. Bien sûr, si...

Elle laissa échapper un soupir de déception parfaitement contrôlé puis baissa les yeux et se tut.

— Si ? Parlez, baronne, je vous en prie ? s’exclama Turgoth.

— Oserais-je, Sire ? Oserais-je vous dire que si mon mari n’existait, et que le roi se trouvait être mon mari à sa place, je lui serais dévouée corps et âme...

Le roi serra plus fort la main qu’il tenait.

— De sorte que si Farnn venait à disparaître... commença-t-il.

— Les Dieux l’en préservent ! fit aussitôt Auriana. Mais que leur volonté soit faite. J’espère que vous me comprenez, Sire.

Turgoth surprit une lueur de complicité dans le regard mauve de la baronne. Il ne s’était pas trompé, après tout...

— Je crois que nous nous comprenons parfaitement, Auriana, dit-il, employant son prénom pour la première fois.

Elle ne fit même pas mine de s’en offusquer.

 

En sortant de la salle de bal, Angiosta se trouva face à face avec Jorlond. Elle le salua en souriant. Si elle n’avait aucune sympathie pour la mère, le fils, en revanche, était un brave garçon. Hormund avait raison : sans doute ferait-il un bon roi.

— Bonsoir, Angiosta, dit le jeune chevalier. La fête se déroule-t-elle bien ?

— Aussi bien que possible, Messire. Madame votre mère y a veillé.

— Oh ! pour cela, je lui fais confiance. Dis-moi, Angiosta, pourrais-je te parler un instant ?

— Messire ? s’étonna la servante. Que pourrais-je bien vous apprendre ?

— Beaucoup de choses peut-être, dit Jorlond, l’entraînant un peu à l’écart. Mais d’abord promets-moi de garder le secret sur cette conversation.

— Je vous le promets, Messire... fit Angiosta, se demandant où le jeune homme voulait bien en venir.

Il semblait préoccupé, mélancolique.

— Tu étais chargée de l’éducation de la princesse Rowena, n’est-ce pas ?

— Messire ! s’exclama-t-elle d’un ton apeuré. Vous savez qu’il n’est guère bien vu de prononcer ce nom !

— C’est pour cela que je t’ai demandé le secret. Je sais qu’elle t’aimait beaucoup. N’aurais-tu point eu de ses nouvelles depuis onze ans qu’elle nous a quittés ?

Angiosta secoua tristement la tête. Et contrairement à sa peur, cette tristesse n’était pas feinte.

— Non, Messire, dit-elle. Aucune nouvelle, hélas. Vous la regrettez donc, vous aussi ?

— Je ne pense qu’à elle, Angiosta ! Jour et nuit ! Crois-tu qu’elle puisse être morte ?

La vieille servante resta silencieuse un long moment avant de répondre.

— Je ne le crois pas, non. Je ne comprenais pas bien la princesse, mais je l’ai toujours vue réussir ce qu’elle entreprenait. Et le jour de son départ, elle m’a dit qu’elle reviendrait. J’ignore quand, ou même comment, mais je suis persuadée que nous la reverrons. On ne se débarrasse pas comme ça de Rowena...

— Oh ! Angiosta, tu me combles de joie ! dit Jorlond. Si tu la vois...

— Si je la vois, je lui dirai qu’elle possède au moins deux amis à la cour. Vous et moi, Messire. Je vous en fais le serment. Maintenant je vous prie de m’excuser : mes devoirs m’appellent !

Elle s’éloigna rapidement, dans un froufroutement de jupes, abandonnant un Jorlond dont la mélancolie s’était dissipée pour le laisser au bord de l’extase.

 

Le lendemain du bal, Turgoth fit venir le conseiller Hormund dans ses appartements pour un entretien secret. Le vieil homme se doutait déjà du sujet que le souverain désirait aborder mais n’en laissa rien paraître. Il n’était pas bon que Turgoth s’aperçût qu’il était le dernier averti de ses propres décisions.

— Hormund, tu avais raison ! commença le roi. Un mari n’est qu’un homme !

— Je ne comprends pas, Sire...

— Ne fais pas semblant d’être innocent. Aujourd’hui, je ne suis pas d’humeur à tolérer tes hypocrisies et tes flatteries !

Le roi saisit le vieux conseiller par le col de sa robe. Son visage était crispé, presque congestionné.

— Il me la faut, Hormund, tu comprends ? Il me faut cette femme ! Si je ne l’ai pas, je vais devenir fou ! Et stupidement, il s’avère qu’elle est fidèle. Qui l’eût cru ? La baronne Auriana, fidèle !

Intérieurement, Hormund sourit. Auriana semblait avoir fort habilement manœuvré.

— J’ignore si c’est exact, reprit le roi. Mais ce qui compte est qu’elle se refusera à moi tant que je ne l’aurai pas épousée !

— Epousez-la ! conclut Hormund. Cela fera du bien au royaume, autant qu’à vous-même...

— Je le ferai, Hormund. Mais auparavant il nous faut nous débarrasser de Farnn. Et vite ! Je ne puis plus attendre !

— Je vais m’entretenir avec le bourreau, Sire...

— Es-tu fou ? s’exclama le roi. Je veux que la chose soit réalisée discrètement, pas sur la place publique !

Le visage chafouin du conseiller se para à nouveau de son sourire plein de malice.

— L’idée d’une exécution publique ne m’avait même pas effleuré, Sire, rassurez-vous ! dit-il. Mais le bourreau de la cour est un homme de confiance qui m’est tout dévoué et assassinerait père et mère, pourvu qu’on lui donne une bourse emplie d’or.

— Donne à ce coquin autant d’or qu’il le désirera et promets-lui-en le double si la chose a l’air d’un accident ! Crois-tu qu’il pourra tromper maître Aquarius ?

— Oh ! Le médecin de la cour est certes fort savant, répondit Hormund. Mais je puis vous garantir que son diagnostic aura tout lieu de vous satisfaire. Notre bourreau est... un artiste, qui maîtrise toutes les finesses de son art...